La chronique de Sylvie Brunel : Nourrir l’Afrique.

Sud Ouest – Samedi 22 juin 2019

Les émeutes du Soudan nous l’ont rappelé récemment, après les révolutions arabes de 2011: dans les villes africaines, le prix de la nourriture conditionne la paix sociale et la stabilité politique. Il n’est pas rare que les dépenses alimentaires pèsent plus du quatre cinquième des charges des ménages, particulièrement dans les quartiers les plus pauvres. Or trois-quarts des urbains africains vivent dans des bidonvilles…

Paradoxe africain : d’une part, malgré une forte croissance urbaine, le réservoir rural ne se tarit pas et les paysans resteront plus nombreux que les citadins jusqu’en 2030. D’autre part, malgré ce grand nombre de paysans, l’Afrique ne se nourrit pas. Si l’agriculture est essentielle pour l’Afrique, cette dernière ne compte pas pour l’agriculture et exporte moins de 4 % du total mondial. Ses importations alimentaires, en revanche, ne cessent de croître, et la facture devrait passer de 65 à 110milliards de dollars d’ici à 2025. La moitié d’entre elles se dirige vers cinq pays seulement : l’Égypte, l’Algérie, le Maroc, le Nigeria et l’Afrique du Sud.

L’Afrique achète plus des 4/5e de son alimentation au reste du monde !

Des pays avancés certes, mais dont les villes (situées en outre, héritage de la colonisation européenne, sur les façades littorales) s’approvisionnent largement à l’extérieur. L’Afrique achète plus des quatre-cinquièmes de son alimentation au reste du monde! Nous sommes directement concernés puisqu’un hectare de blé produit en France se dirige vers le Maghreb. Le paysan français contribue à la paix sociale outre Méditerranée. L’Algérie, qui nous a longtemps vendu du blé, est devenue un des premiers acheteurs mondiaux. Mais elle est dépassée par l’Égypte, premier importateur mondial, dont la population, serrée autour de ce cordon ombilical fragile qu’est le Nil, sur seulement 5 % de la superficie du pays, s’accroît à une vitesse telle que les démographes parlent de « contre-transition démographique ». À rebours de ce qui se passe dans le monde, où la fécondité baisse, le pays des Pharaons explose. 37millions d’habitants en 1976, 100millions en 2019…150millions en 2050? Le continent africain comptera alors 2,4milliards d’habitants et pèsera le cinquième de l’humanité, comme avant la traite et la colonisation.

Comment dynamiser l’agriculture africaine? Comment permettre à ses paysans d’être enfin considérés dans les politiques nationales ? La Fondation Pierre Castel a organisé, au début du mois de juin, une grande rencontre à Bordeaux autour de ces questions essentielles. Girondin né à Berson, en 1926, issu d’une famille d’immigrés espagnols en quête d’un avenir meilleur, Pierre Castel a bâti un empire en Afrique autour de la vente de bière et de boissons gazeuses. Sa fondation prime de jeunes entrepreneurs innovant dans l’agroalimentaire. Sa devise, « Agir avec l’Afrique », rappelle cette formule forte de Nelson Mandela : « Tout ce qui se fait pour moi sans moi est fait contre moi». Agir avec les paysans africains pour leur permettre de prendre leur destin en main et de nourrir leurs pays, nombreux sont les paysans français engagés dans cette démarche de partenariat: Cuma (Coopératives d’utilisation du matériel agricole), programmes de l’AFDI (Agriculteurs français et développement international), de FERT, de FARM, d’Agronomes Sans Frontières, du CCFD, d’Action contre la faim… Les échanges et les rencontres sont essentiels, sur un pied d’égalité. Souffrir de la faim, des aléas climatiques, de la pauvreté, c’est un danger pour soi, mais aussi pour son pays : non-consommateur signifie souvent non-citoyen hélas. Partout la faim et l’insécurité alimentaire reculent quand sont réunis les 7 P: la paix, de bonnes plantes, la pluie (ou si celleci manque, des puits, c’est-à-dire de l’irrigation), des prix rémunérateurs, une protection efficace (contre les importations déloyales et contre les pertes de récoltes), la propriété, car quand la terre ne vous appartient pas, comment y investir alors que vous pouvez en être dépossédé ?

Mais finalement, ce qui est valable pour l’Afrique ne l’est-il pas aussi pour nos agriculteurs français, qui souffrent trop souvent d’un manque de considération, de la volatilité des prix, d’une concurrence déloyale, d’aléas météorologiques, de l’insécurité foncière? Respecter ceux qui nous nourrissent et faire de leur pérennité une cause d’intérêt général devraient nous mobiliser. Notre planète, de plus en plus urbaine, a besoin, partout, de territoires ruraux en bonne santé.

SYLVIE BRUNEL GÉOGRAPHE ET ÉCRIVAINE